mercredi 15 avril 2009

Devoir de mémoire (10 et fin)


Pripiat, vestige lugubre d’une authentique ville de l’ère soviétique, est figée à tout jamais depuis cette année 1986. Il s’agit d’une ville unique en son genre, datant de l’époque communiste, une ville-fantôme faisant office de musée.
Des experts annoncent que la ville est contaminée aux isotopes de plutonium dont la durée de vie est de 48.000 ans.
Avec Tchernobyl, nous avons passé un point de non-retour et nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde s’est évanoui. Mais l’homme a la mémoire courte et n’a pas envie de réfléchir à cela. Il n’y a même jamais réfléchi, il a été pris de court.
Le bilan de cette catastrophe est terrible mais malheureusement, il ne sera toujours que provisoire. Les effets de la contamination se constateront encore sur plusieurs générations.
Dans la zone contaminée (au-delà d’un certain seuil car les trois quarts de l’Europe sont contaminés à des valeurs plus faibles*) vivent 4.500.000 personnes qui subissent les actions sournoises de la radioactivité. 350.000 personnes ont été définitivement évacuées de la zone dite d’exclusion. La calamité représente la plus grosse catastrophe écologique et des conséquences humanitaires, culturelles, économiques, sociales et sanitaires inestimables.
Rien qu’en Biélorussie, 430 villages ont été évacués, 116 ont été entièrement enterrés. L’Europe entière mange sans le savoir des aliments plus ou moins contaminés.


Le devoir de mémoire s’impose par respect envers les nombreuses victimes innocentes, déjà décédées et encore à naître mais également pour éviter à l’avenir une catastrophe similaire.

Depuis, on a commencé la construction d’un nouveau sarcophage qui englobera le premier car l’ancien menaçait de s’effondrer. Dans une centaine d’années, on en construira un troisième, encore plus grand, et ainsi de suite…

* Quelques jours plus tard à Minsk, le professeur Nikolaï Tushin, détendeur de la chair de radioécologie à l’Université Internationale Sakharov, me confirmait, données à l’appui, ces propos.

mardi 14 avril 2009

Pripiat, la maternité (9)


La maternité et la polyclinique sont comme la plupart des constructions de la ville difficilement accessibles tant la végétation s’est développée. C’est à la polyclinique que sont arrivés les pompiers irradiés lors de leur intervention à la centrale de Tchernobyl. Je me remémore le prologue de La Supplication de Svetlana Alexievitch quand la jeune femme démarre le terrible récit de la lente agonie de son mari pompier.
Le lieu est particulièrement sinistre du fait du délabrement et de l’obscurité qui y règnent. Mon souci est d’éviter les gouttes d’eau potentiellement contaminées tombant des plafonds et provenant des infiltrations. Après deux jours passés à errer dans cet environnement hostile, la peur d’une contamination grandit. Bien que passant les portiques de détection pour me rendre à la cantine de la centrale ou pour retourner le soir à Slavoutitch, je m’interroge. Est-ce que les équipements de mesure sont correctement étalonnés ? Ne les aurait-on pas réglés trop bas pour ne pas inquiéter le personnel ? Est-il raisonnable de rester ici ? Petit à petit la psychose me gagne. Si la ville est interdite c’est qu’il y a danger. La radioactivité ne se voit pas, ne se sent pas, elle est silencieuse et agit insidieusement, sournoisement pour vous ronger de l’intérieur.
L’hôpital est construit selon un schéma classique. Un long couloir central donne d’un côté et de l’autre, accès à des locaux techniques, salles d’opérations, salles d’accouchements. Quelques scialytiques ont survécu à la dévastation dans les salles d’opérations. Des tables d’examens gynécologiques se trouvent dans plusieurs pièces. Des lits métalliques laissent deviner la nursery.Dans une salle de soins, une armoire à médicaments et parmi le désordre sur les étagères, des ampoules injectables au contenu encore cristallin, quelques millilitres de pureté dans un monde en décomposition. Dans les étages supérieurs, on retrouve le couloir central desservant cette fois les chambres des mamans. Vingt ans auparavant naissaient près de 1000 nouveau-nés par an dans cette maternité.

lundi 13 avril 2009

Pripiat, l'école (8)


Non loin de ce bâtiment se trouve une école maternelle. Dans la cour, l’aire de jeux disparaît sous les herbes folles. Dans un coin se trouve une fusée construite en tiges métalliques. Pour s’amuser, les enfants pouvaient se faufiler dans cet enchevêtrement de ferraille. L’émotion monte d’un cran, une fois à l’intérieur. Une salle de jeux offre un spectacle particulièrement saisissant. Des étagères regorgent de cubes colorés à l’éclat fatigué, le sol est jonché de jouets métalliques et en bois. Par-ci par-là, des modèles réduits de camions militaires et de chars d’assaut témoignent de l’admiration forcée des garçonnets pour la puissante armée rouge. Des poupées désarticulées au visage figé et meurtri laissent penser aux victimes bien réelles de la catastrophe. Plus loin, une pièce attenante contient de nombreux petits lits métalliques dont les rares matelas encore présents avaient comme explosé. Ici, les bambins effectuaient leur sieste. Cette fois, d’authentiques masques à gaz pour enfant se mélangent aux jouets, signes d’un fléau redouté.
A quelques pas de l’école maternelle se trouve un collège. Le bâtiment est plus imposant. Au premier étage, au fond d’un couloir, une porte ouverte attire mon attention. Des livres jonchent le sol. En me rapprochant, les livres épars deviennent un amas, puis une vague immobile. Sur une hauteur d’un demi-mètre, la salle est remplie de livres, sans doute ceux de la bibliothèque. Je me défends de rentrer et de marcher sur ce symbole d’une civilisation disparue. L’accident a agi comme une bombe à neutrons. Les immeubles sont préservés, la culture est restée mais les hommes ont disparu.
Ailleurs se trouvent des bobines de films, un enchevêtrement impressionnant de pellicules.
Dans la salle de classe voisine, un globe terrestre gît au sol mêlé à une multitude d’objets. La jointure entre les deux hémisphères a cédé offrant la vision d’une terre éventrée.
Située sur la rive du Pripiat, un affluent du Dniepr, la ville pouvait se targuer d’avoir son port de plaisance, des promenades aménagées le long des berges. A la belle saison, on pouvait pêcher, se baigner, s’adonner aux sports nautiques. Un restaurant flottant faisait la joie des familles, son vestige a depuis pris du gîte et se meurt à demi enfoncé dans l’eau.

dimanche 12 avril 2009

Pripiat, la piscine (7)


De retour à Pripiat, nous explorons l’édifice abritant l’ancienne piscine. Parmi les liquidateurs se trouvait un athlète ukrainien de haut niveau. Chaque jour après son travail, il venait faire des longueurs de bassin pour entretenir sa forme. Ses équipiers, au contraire, profitaient du temps libre pour ingurgiter des quantités impressionnantes de vodka. Celle-ci était fournie en abondance aux liquidateurs et on lui attribuait des vertus purificatrices par rapport à la contamination radioactive. Ils le raillaient mais il s’obstinait à s’entraîner. Ses collègues survécurent et lui fut atteint d’un cancer qui devait l’emporter.

samedi 11 avril 2009

Tchernobyl, la ville (6)


Dans la zone d’exclusion et particulièrement à Pripiat, il est déconseillé de consommer toute nourriture, même emportée. Une jigouli vient nous récupérer pour nous emmener à la cantine de la centrale. Au-dessus de la porte d’entrée, un cadran digital affiche en permanence la radioactivité. Il marque la valeur 90 qui varie toutes les quelques secondes de quelques unités. Pour prendre son repas, il faut au préalable passer un sas de mesure de la radioactivité. On passe un portillon, on se place face au portique en plaçant ses mains de chaque côté, bien à plat sur les deux tablettes verticales situées à hauteur d’épaule. On reste immobile dans cette position quelques secondes, si aucun élément contaminé n’est détecté un voyant vert s’allume et le second portillon se déverrouille pour vous donner accès à la zone de restauration. Dans le cas contraire, des alarmes lumineuses rouges s’allument et les portillons restent bloqués. A mon passage, les portillons ne se déverrouillent pas. Fausse alerte, je n’avais pas laissé les mains suffisamment longtemps sur les plaques.

Après le déjeuner, nous visitons les bassins de l’eau de refroidissement de la centrale. D’énormes poissons-chats prolifèrent dans l’eau noirâtre. L’eau de certains bassins serait contaminée. Nous rejoignons notre voiture et passons devant une sculpture monumentale représentant Prométhée dérobant le feu aux Dieux. Nous prenons la direction de Tchernobyl. Nous passons un poste de contrôle, celui qui permet de passer de la zone d’exclusion où la contamination au kilomètre carré est supérieure à 40 curies, à celle moins contaminée définie approximativement par un cercle de 50 km autour de la centrale. La ville comptait environ 10.000 habitants au moment de la catastrophe et existait déjà au XIe siècle. Elle est située à treize kilomètres au sud de la centrale nucléaire. Cette ville qui a donné son nom à la centrale nous rappelle encore la prophétie évoquée en introduction. Le mot traduit littéralement signifie plante noire, et c’est en russe le nom des armoises, le genre d’herbacés dans lequel est classifiée l’absinthe.
La ville n’est guère habitée que par les employés de la centrale, logés dans des bâtiments construits après l’accident. Les vieilles isbas, ces maisons en bois coloré, sont abandonnées pour la plupart, envahies par la végétation. Les enfants et les femmes en âge de procréer n’ont pas droit de cité. Les ouvriers venant de Kiev ou d’autres villes travaillant à proximité du réacteur restent quelques semaines puis repartent dans leur ville d’origine.
En repartant vers la centrale, on marque un arrêt à la caserne des pompiers de celle desquels sont partis les véhicules d’intervention après les explosions. Un monument se trouve devant la porte d’entrée et porte le texte « A ceux qui ont sauvé le monde ». Fortement irradiés, les pompiers ont en effet payé un lourd tribut, ils décédèrent tous moins de trois mois après leur dernière intervention.

A quelques centaines de mètres du réacteur RBMK 1000 numéro 4 se trouve un chantier laissé à l’abandon, celui figé de la deuxième tranche qui devait comprendre les réacteurs numéro 7 à 12. Le bâtiment est entouré par de hautes grues rouillées et immobiles depuis plus de vingt ans. Le septième réacteur devait rentrer en service six mois après l’accident. Le réacteur n°8 est toujours dans son hall de construction, un coin a été démonté pour récupérer une partie des centaines de tonnes de ferraille composant le réacteur. C’est là, en me trouvant à côté du frère du réacteur numéro 4, que je me fais une idée de la puissance de l’explosion qui a soufflé le couvercle de 500 tonnes.

vendredi 10 avril 2009

Pripiat, le parc d'attraction (5)


Au bout de l’avenue Lénine se trouve la Place de la Culture. Sur la façade d’un immeuble d’habitation nous pouvons lire en caractères cyrilliques géants Le parti de Lénine est la force populaire qui nous conduit vers le triomphe du communisme, nous effectuons un retour dans l’idéologie soviétique.
L’immeuble le plus élevé de Pripiat compte 17 étages. Sur son toit est accrochée une imposante couronne métallique à la gloire du régime soviétique. On décide de grimper sur le toit pour avoir une meilleure vue de l’étendue de la ville. La montée des escaliers est pénible, voire hésitante. A chaque palier, les portes ouvertes de l’ascenseur laissent apparaitre un trou noir béant et effrayant. Des débris de toutes sortes jonchent les marches et ce vent tourbillonnant et sifflant dans les escaliers rend encore plus angoissant ce décor d’apocalypse. On accède enfin à la terrasse. Les rafales se font plus violentes et rendent périlleux les déplacements sur le toit mais on se risque à faire le tour de la terrasse pour découvrir l’étendue de la désolation.
En redescendant, nous nous hasardons à visiter quelques appartements. Le constat est partout identique, comme dans la cage d’escalier, les peintures s’écaillent. Dans les chambres, les papiers peints, noircis par le temps et l’humidité, se décollent par lambeaux. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle horrible entre les descriptions faites des premières victimes de Tchernobyl. Hautement irradiées par les matières radioactives disséminées autour de la centrale, leur peau noircissait très vite, partait en lambeaux et les victimes finissaient par mourir en quelques jours.




Dans le prolongement de la Place de la Culture se trouve le parc d’attractions permanent, attendant toujours les 17.000 enfants de la ville de jadis. La grande roue avec ses nacelles tremblotantes est figée à tout jamais. Des autos tamponneuses, rares à cette époque en URSS, subissent sous l’effet du temps et des intempéries les derniers outrages.A proximité, un bouleau avait poussé sur le parvis bétonné pour atteindre une taille respectable. L’arbre s’est battu avec désespoir pour grandir car ses racines n’ont pas pu traverser la dalle et se sont contentées de se développer à l’horizontale sur cette surface rugueuse. Très récemment, une bourrasque l’a renversé, il gît là, ses racines à nu, comme pour nous signifier que désormais toute nouvelle vie est impossible.

jeudi 9 avril 2009

Pripiat, la ville fantôme (4)


Cette ville créée ex-nihilo, dont la construction débuta au début des années 70 en même temps que celle de la centrale nucléaire de Tchernobyl, fut habitée par les personnels travaillant sur le site et leurs familles. Construite selon un schéma expérimental, elle était dotée d’infrastructures modernes et d’équipements nombreux adaptés aux besoins de ses 50.000 habitants. Les ouvriers du nucléaire étaient des privilégiés.
A partir de la centrale de Tchernobyl, nous empruntons à pied une large chaussée déserte pour nous rendre à Pripiat. Un vent glacial et violent balaye la chaussée, quelques flocons de neige atteignent péniblement le sol. Nous marchons en file indienne, tête baissée pour nous protéger du froid.
Masquée par la forêt, la ville tarde à s’offrir à mon regard. Après une marche d’environ 4 kilomètres, nous traversons un pont enjambant des voies ferrées. En contrebas, la ville apparaît enfin. Elle est ceinturée par une haute clôture en fils de fer barbelés qui s’étend à perte de vue. Cela laisse penser à un univers concentrationnaire plutôt qu’à une ville même abandonnée. L’enceinte avait été réalisée pour éviter les pillages ainsi que la dissémination de la contamination. Après l’évacuation de la ville, des pillards arrivaient par bateaux, emportaient le mobilier et tout ce qui était resté sur place pour le revendre sur les marchés de Kiev et de Minsk.
Dans le prolongement de la route se trouve le poste de garde car l’accès à Pripiat est strictement réglementé. Sanctuaire au sein de la zone d’exclusion, elle est inaccessible même pour ses anciens habitants travaillant encore à la centrale. Tout au plus ont-ils reçu, à l’occasion de la Toussaint orthodoxe fêtée le premier dimanche après la Pentecôte, l’autorisation de se rendre au cimetière situé à proximité immédiate de la ville et à l’extérieur des barbelés.
Des volutes de fumée s’élèvent du cabanon placé à côté de la barrière abaissée. Le policier en faction contrôle les autorisations d’accès et nous laisse pénétrer dans la ville par l’avenue Lénine. Cette double chaussée séparée autrefois par des espaces verts et maintenant envahis par des arbres.
Parallèlement à cette longue voie, sont implantées des barres d’immeubles d’une dizaine d’étages. Leurs fenêtres cassées ou ouvertes percent la monotonie des façades grisâtres et défraîchies. Les revêtements de finition des murs tombent par pans entiers et mettent la brique à nu. Les arbres déjà perdent leurs dernières feuilles. Les oiseaux migrateurs ont déserté les lieux pour un climat plus agréable. Cet abandon nous signifie que la nature s’apprête à affronter la rudesse de l’hiver proche et amplifie cette sensation de malaise qui saisit le visiteur quand il découvre la ville. Le bruit qui caractérise toute cité urbaine y est absent. Le silence n’est violé que par quelques claquements de portes et de fenêtres dérangées par le vent qui s’engouffre dans les corridors.Ce silence pesant rend humble. Autrefois, les rues étaient animées par la circulation des voitures, les transports en commun, les rires et les cris des enfants. Aujourd’hui, on ne crie plus, on ne parle plus, on murmure pour communiquer…